PROSTITUÉES : DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
Argent, drogue, proxénétisme, réseau... L’univers de la prostitution fait souvent la une des médias. Mais que sait-on vraiment des personnes qui s’y livrent ? Dans quelles circonstances se sont-elles retrouvées dans cet univers impitoyable ? Comment vit-on et supporte-t-on les conditions précaires ? Il nous fallait passer de l’autre côté du miroir. Celui dont on parle si peu. Une vie «normale» est-elle possible après une nuit à tapiner…
Porte de la Chapelle, 22 heures. Vacarme incessant de la circulation. A proximité de la bouche du métro, la foule se presse vers les arrêts de bus. Entre ceux qui rejoignent leur domicile et ceux qui s’en vont décompresser dans les clubs de Paris, le vendredi soir au terminus de la ligne 12 est électrique.
Au bout sur la droite, le boulevard Macdonald est désert. Quelques lampadaires éclairent à peine les rares piétons. C’est là où le travail commence. Là où l’on perçoit, à l’ombre des trottoirs, des filles à l’affût du premier client. Africaines et Européennes de l’Est, toutes se sont fardées pour appâter les automobilistes en quête de plaisir. Par groupe de trois, quatre, parfois seule, elles patientent. L’une d’entre elles, une jolie noire vêtue d’un sweat blanc, débardeur pailleté et jean moulant, a sans doute moins de 18 ans.
Dès que je m’approche, son regard dubitatif devient très vite suspicieux. Elle ne parle pas français. Je lui explique en anglais que je me fiche de ses passes et souhaite m’entretenir avec elle sur sa vie en dehors du trottoir. Elle hésite, comprend à moitié ce que je lui dis. Elle n’arrête pas de gesticuler, mâche son chewing-gum nerveusement : elle est aux aguets. De quoi a t-elle peur ? Redoute t-elle l’arrivée de son mac ? D’un seul coup, elle sursaute et se met à courir dans tous les sens sur la route.
Baston. Scène surréaliste. Une bande de jeunes à casquettes hurlent : «Bande de sales putes! Cassez-vous d’ici !». Ils sont au moins une dizaine et lancent des grosses pierres sur les prostituées. J’évite de peu un projectile. Mon collègue, resté dans la voiture, intervient rapidement. Un des jeunes s’écrie «Y a les flics!!». Une partie d’entre eux courent vers les blocs d’immeubles alentours tandis que mon collègue empêche deux forcenés, de lancer des chaises en plastique. Dans la confusion générale, j’aperçois deux voitures noires aux vitres teintées, s’arrêter en plein milieu de la route pour embarquer les prostituées, avant de débouler à toute vitesse. En deux temps, trois mouvements, les filles ont disparu.
Retour à la case départ. A pied et en présence de mon acolyte cette fois-ci, je poursuis ma recherche de témoignages. A deux, c’est moins risqué. Un groupe de trois prostituées surexcitées dansent et chantent le long du boulevard. On les aborde courtoisement. Ce sont des filles de l’Est. Elles parlent un français approximatif mais comprennent très bien ce qu’on attend d’elles. «50 euros et je parle!», propose la plus excitée de la bande. Face à notre refus, elle se jette sur mon collègue qui réussit à s’échapper tant bien que mal aux assauts intéressés de la jeune fille.
Comment aborder leur intimité, leur vie la plus dissimulée, celle de tous les jours ? Je me souviens des propos agacés de cette prostituée de la rue Saint Denis : «Nous sommes des femmes comme les autres! Ici, tout le monde se connaît. Certaines sont mariées, leurs enfants vont même à l’école du coin! Y en a marre de ces journalistes qui nous prennent pour des bêtes de foire!». Elle ajoute, beaucoup plus calme, qu’elle mène une vie normale à des kilomètres de Paris et qu’une fois avoir «tapé à la machine», elle n’y pense plus. Aucune personne de son entourage n’est au courant de ses activités. Elle avoue, tout de même, qu’une chose lui pèse: le mensonge. La vie d’une prostituée, une vie schizophrène?
La clef, c’est Juliette qui me l’offre, le même soir au milieu du bois de Vincennes, dans sa vieille camionnette déglinguée.
Les deux vies de Juliette. Pourtant le premier contact n’a pas été évident. «Je n’aime pas les journalistes. Un jour, une association nous a piégé. Pendant qu’elle distribuait des préservatifs gratuits aux filles, des journalistes se trouvaient à l’arrière de leur véhicule. Ils ont filmé les camionnettes, pris des photos sans notre accord! C’est comme ça, que j’ai retrouvé ma plaque minéralogique, publiée dans le magazine Paris Match! Les journalistes sont des escrocs!». Et surtout, énorme gaffe, je l’ai prise pour une nigériane. Juliette ne supporte pas les prostituées nigérianes. « Depuis leur arrivée dans le Bois, c’est le souk! la police est incapable de les attraper, ils n'ont pas d'adresse pour les filer. C'est un gros réseau... D'autres viennent même de Sierra Leone ». Petit à petit, Juliette se dévoile et aborde sa vie en dehors du travail. Elle nous explique alors ses motivations : «Je suis auxiliaire de vie chez un couple de retraités, je gagne à peine le smic! En plus, je n’ai pas beaucoup d’heures de travail, mes employeurs ne sont pas tout le temps là. Ils voyagent souvent.»
Juliette fait partie de cette masse de travailleurs pauvres qui ne cesse de s'accroître depuis la crise économique. «Avec une telle rémunération, je ne gagne pas suffisamment pour subvenir à mes besoins et encore moins à ceux de mes deux enfants que j'ai dû élevé seule depuis mon divorce». Ses enfants sont sa grande fierté. Grâce aux revenus de la prostitution, elle a pu leur offrir un environnement stable et les inciter à poursuivre des études longues. Aujourd'hui, sa fille aînée de 27 ans est psychologue et son fils de 23 ans vient d'être embauché comme technicien dans une grande entreprise. «Si je n'avais pas fait ça, que seraient devenus mes enfants? Aujourd'hui, ils vivent leur vie et je n'ai plus à m'inquiéter. Et eux non plus! Il y a 2 ans, j’ai avoué à ma fille ce que je faisais. Bien-sûr, elle a voulu que j'arrête immédiatement. Elle m'a proposé de me donner l'équivalent de ce que je gagne, tous les mois. J'ai refusé. Elle peut se plaindre tant qu’elle veut. C'est MA vie. Et ses études, elle les doit à l'argent de la prostitution.»
Agée de 48 ans, Juliette n'envisage pas de rester en France. «D'ici 2 ans, je m'en vais, j'ai tout prévu». Elle décrit sa grande maison avec piscine, qu'elle a fait construire au Cameroun pour y passer ces vieux jours. «Je refuse d'être un poids pour mes enfants. Je ne veux pas qu'ils subissent la même chose que moi. Supporter la pression de la famille au pays qui vous réclame sans cesse de l'argent. En Afrique, tout le monde pense qu'on vit mieux qu'eux ici, alors qu'on essaye de s'en sortir dans des conditions difficiles». Et sur un ton virulent, elle ajoute : «Vous savez les plus gros macs ce sont les parents! La croyance d’une Europe où l’argent coule à flot persiste et empoisonne la vie des prostituées africaines, à qui on leur demande toujours plus»
Mais pourquoi avoir choisi ce métier là plutôt qu'un autre? "Eh bien, il n' y a pas de travail bien payé accessible pour moi. Je ne peux pas vivre au RMI. Avec tout l'argent que je gagne le soir, je peux m'offrir de belles choses, des trucs de luxe et j'aime offrir à mon entourage. J'ai un gros coeur..." Un entourage qui se limite à ses enfants. Juliette confie qu'elle n'a plus d'amis, qu’elle fuit même les contacts car «les gens sont mauvais». C'est d'ailleurs une des raisons pour laquelle elle a révélé son activité à sa fille, « au cas où, il arriverait quelque chose...». En dehors de son travail dans le bois de Vincennes, trois soirs par semaine, Juliette sort très peu. Elle passe le plus clair de son temps dans son deux pièces de 45 m2, situé dans une résidence privée, d’un loyer de 700 euros. «Souvent, je vais au Cameroun, rejoindre ma famille» dit-elle d’un sourire lumineux.
Soudain, un groupe de jeunes passe devant nous. «Vous voyez eux?! Ce sont des clients. ils sont de plus en plus jeunes. Certains n'ont que 12 ans. Quand je vois ça, je suis énervée, tu te dis que c'est un enfant que tu aurais pu faire toi même! Il y a la drogue aussi qui circule beaucoup dans le coin». En les observant, je repense aux petits nerveux de Porte de la Chapelle. Quelle ironie ! Décidément la jeunesse masculine est pleine de contradictions. Partagée entre la révulsion de la pute, elle leur est indispensable pour s'affirmer sexuellement comme mâle... dominant...
En poursuivant la discussion, je suis impressionnée par la jovialité de cette femme qui passe d'un sujet à l'autre. Petit à petit, je me défais de mes a priori. Dans les mots de Juliette, ni souffrance, ni détresse. Pourtant, la douleur est présente. «Je ne souhaite à personne de faire ce métier. Mais si tu dois le faire, c'est parce que tu en as vraiment besoin. Depuis que Sarkozy est passé, je dirais même depuis le premier mandat de Chirac, la situation est devenue très compliquée. On est traitée comme des parias. La police nous manque de respect. Mais, moi, je connais mes lois! ils me connaissent très bien au commissariat...»
Juliette n'en dira pas plus. De toute façon, il est plus de minuit, l'heure à laquelle les clients affluent. Juliette restera dans sa vielle camionnette jusqu'à deux, trois heures du matin. Puis, elle retournera dans son deux pièces. Seule.
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